Lettre de Mariana envoyée pour la projection-discussion sur les luttes contre la taule, le samedi 2 Février 2019 à Lyon.
Un salut très chaleureux à toutes celles et à tous ceux qui partagent avec nous ce documentaire que nous avons réussi à réaliser avec l’amour, le soutien et beaucoup de travail solidaire de compas de ces latitudes. Un abrazo à tous ces compas qui résistent en prison et qui aujourd’hui rompent ces barreaux pour partager leurs expériences lors de ces rencontres. Merci pour la force que vous nous donnez.
Je m’appelle Mariana et même si nous ne nous connaissons pas personnellement, une partie de moi-même est déjà parvenue jusque dans vos terres grâce à ce documentaire. À travers ces quelques lignes je veux essayer de partager un peu avec vous la situation que nous vivons mon compagnon Miguel Peralta et moi-même, résultat de quatre années de prison et de procès judiciaires qui nous ont arraché notre liberté. Je pense que le documentaire est un matériel important qui permet d’ouvrir des espaces pour présenter les cas de compagnons qui sont encore en prison, mais également pour mettre en lumière comment cette prison nous submerge et est vécue par des gens comme nous, placé.e.s dans cette situation d’enfermement pour des raisons diverses.
Cela nous permet de rendre visibles les conséquences du système pénitentiaire au Mexique, qui est certainement très semblable partout ailleurs, mais également notre situation spécifique en tant que femmes, que ce soit en tant que mère, détenue/ex-prisonnière, compagne ou fille de prisonnier. J’aimerais donc vous parler d’abord du cas de Miguel, puis un peu plus de l’expérience que j’ai vécue dans cet accompagnement en tant que partenaire.
Il est l’un des sept prisonniers Mazatecas de l’Assemblée Communautaire d’Eloxochitlán de Flores Magón (1), une municipalité située dans la Sierra Mazateca de Oaxaca. Il est accusé, avec 35 autres membres de l’Assemblée, d’homicide aggravé et de tentative d’homicide sur la base d’une accusation fabriquée de toutes pièces, qui s’appuie sur sept témoignages contradictoires et peu crédibles. Le contexte dans lequel ils ont été accusés est le résultat d’un conflit sociopolitique que la communauté d’Eloxochitlán connaît depuis huit ans, pour avoir défendu ses formes d’organisation interne et d’élection des représentants, or un groupe de caciques a tenté d’imposer le système des partis politiques et a pillé nos ressources naturelles. L’Assemblée communautaire s’y est opposée et, de ce fait, le harcèlement, la répression, les déplacements forcés, la confiscation, la violence et la fabrication de crimes contre les personnes qui composent l’assemblée ont augmenté ces dernières années.
Cela a été constant jusqu’au 14 décembre 2014, date à laquelle l’Assemblée Communautaire, en collaboration avec le conseil municipal, a tenté d’organiser une assemblée pour élire un représentant traditionnel de la communauté, qui a été attaqué par le groupe de caciques faisant usage d’armes à feu et blessant 8 personnes, alors que le Conseil municipal arrêtait l’un des agresseurs, Manuel Zepeda Lagunas, fils de Manuel Zepeda Cortés, (l’un des principaux répresseurs). Celui-ci a été remis vivant aux autorités afin de poursuivre l’enquête correspondante. Quelques heures plus tard, ceux qui ont remis Manuel Zepeda Lagunas, y compris la police municipale et le président municipal (autorités élues par l’Assemblée), ont été arrêtés et transférés dans une prison à Oaxaca sans en connaître la raison. À partir de ce moment, des mandats d’arrêt, des déplacements forcés et des violences accrues contre les membres de la communauté ont commencé, accusés de la mort de Manuel Zepeda Lagunas (une mort encore incertaine, puisqu’il a été remis vivant aux autorités de l’état).
Il y a eu jusqu’à 14 détenus, mais il y en reste aujourd’hui 7, les autres ayant réussi à obtenir leur acquittement par différents moyens légaux lorsqu’il a été démontré que l’accusation était fausse et qu’il n’y avait aucune preuve pour les garder en prison. Au contraire, c’est une consigne politique de la part de la famille du cacique qui non seulement a du pouvoir au niveau local, mais qui est parvenu à faire élire la fille de Manuel Zepeda, Elisa Zepeda, la députée locale de MORENA (2), alors qu’elle est l’une des principales responsables de l’accusation portée contre les membres de cette Assemblée.
Miguel a été arrêté le 30 avril 2015 dans le District Fédéral et emmené dans une prison à Oaxaca, où il a été officiellement détenu et un mois plus tard, a été transféré dans un pénitencier qui se trouve à trois heures de sa ville. Il est enfermé pour purger 3 ans et 10 mois dans la prison de Cuicatlán et depuis son arrestation, nous avons dû passer par un processus juridique très compliqué, avec de nombreux obstacles, des audiences annulées parce que les témoins présumés ne se présentaient pas, le refus du tribunal de prendre en compte un certain nombre de documents pourtant conformes… Comme souvent dans ce type de cas, ce sont de nombreuses irrégularités et complications qui en réalité servent seulement à allonger les délais et jouer avec le délai légal pour repousser le procès. Jusqu’à ce que finalement, le 26 octobre 2018, après que Miguel eut entamé une grève de la faim de huit jours, le juge Juan León Montiel, en charge du procès, le condamne à 50 ans de prison et à 152 mille pesos mexicains de réparation (3). Face à cette sentence, sentence aux ordres, car il n’y a aucun élément pour qu’il soit considéré comme responsable des crimes qui lui sont imputés, le groupe d’avocats qui s’occupe de son cas, Los Otros Abogadoz, a fait appel de cette sentence, qui devra être examinée par la Cour supérieure de l’État de Oaxaca. Cet appel est l’action juridique que nous menons actuellement et nous avons également lancé un appel à la solidarité pour continuer à exiger la liberté de Miguel, nous vous invitons donc à lire la déclaration et à vous joindre à cet appel…
Je m’en tiendrai là concernant les motifs pour lesquels Miguel est détenu et je vais maintenant essayer de parler de l’expérience et de ce que l’accompagnement et la prison elle-même ont signifié pour moi. Pour reprendre le titre du documentaire Nos Robaron las Noches (Ils nous ont volé nos nuits), non seulement comme une métaphore, mais comme une petite partie de notre vie qui nous a été arrachée et qui nous a laissé un vide très profond dans notre être et notre faire, parce que ce trou, ce morceau de jour/de nuit, nous le portons en nous constamment, à tout moment, à chaque instant de notre vie quotidienne. Mais ce fossé présente de nombreuses nuances, qui dépendent de comment nous nous y confrontons, de la manière dont nous le comblons et surtout de la manière dont nous y faisons face.
Parce que nous ne sommes pas seulement confrontées aux implications du système carcéral (règles, horaires, humeurs, c’est-à-dire tout ce que les compagnonnes disent dans le documentaire) ; au système judiciaire (l’imposture des juges, du personnel des tribunaux, le retard dans les procès, les maux de ventre à cause de la rage qui nous submerge) ; mais aussi, et c’est ce qui a été pour moi beaucoup plus fort et douloureux, ce sont les critiques, accusations et questions que nous font les familles, les compas et les amis. Chaque jour, tout comme nos compagnons se battent à l’intérieur, nous, nous battons ici, débordant ces murs, nous nous battons aussi pour ne pas tomber, pour affronter nos propres amertumes et pour trouver des moyens d’avancer et de lutter malgré le fait que ton compagnon, ton partenaire, ne soit pas là, dans la rue, à côté de toi.
Il est très difficile d’affronter le fait que ton compagnon soit en prison, qu’il est déjà condamné à 50 ans, que la procédure judiciaire est très pernicieuse, qu’elle t’épuise, te confronte, te divise, parce que tu entres dans un espace-temps (celui dont parle Miguel dans ses écrits), qui est absorbant, qui te pompe et joue comme un yoyo avec les hauts et bas de tes émotions. Cette « Nuit volée » est une ABSENCE PRÉSENTE, c’est un trou profond, c’est une bataille constante qui, tout comme elle nous a été volée, chaque jour, sans cesse nous essayons de la retrouver.
Et dans ce cheminement pour récupérer ce qui nous a été arraché, je réaffirme dans des événements comme celui-ci, où vous partagez une partie de votre temps avec moi quand vous m’écoutez, dans des actions concrètes, vos encouragements, dans une étreinte réconfortante, que le SOUTIEN et la SOLIDARITÉ sont les clés pour résister et pouvoir affronter la prison, l’enfermement ; elles sont les clés qui vous tiennent en vie, déterminées, debout. Car si dans cette lutte les relations, les amitiés, les émotions sont fragmentées, d’autres relations aussi se tissent et se renforcent.
Voilà ce qu’est notre bataille quotidienne, essayer de renverser cette fragmentation, qui tente de nous briser, de nous contrôler, de nous paralyser, et parvenir à réinventer d’autres moyens qui nous permettent de nous lever et de continuer. Parce que oui,c’est un fait, le TEMPS-PRISON a des conséquences sur nous, sur notre santé physique et émotionnelle, dans notre relation avec notre compagnon, dans tous tes liens et dans ta propre intimité en tant que femme, mais aussi dans la solidarité et le soutien qui t’enveloppe, qui t’étreint et t’aide à affronter ces conséquences…
La détention, la prison, les murs, te font vivre une expérience très forte, rien d’agréable, qui te remplit de froideur, de colère, de beaucoup de rage, de tristesse, et qu’il en coûte énormément de l’affronter, car le temps passe et il y a toujours cette incertitude de ce qui va arriver ; mais il y a quelque chose de plus fort que cela, c’est l’espoir de leur arracher notre liberté et de récupérer ce qui nous a été volé, l’espoir que la prochaine fois que tu rentreras entre ces murs pour rendre visite à ton compagnon, ce sera la dernière, la dernière où tu mettras le pied dedans, parce que cette fois-ci, quand tu ressortiras, ton compagnon, Miguel, rentrera avec toi…
Salut et liberté !
À bas les murs de la prison !
Brûlons les murs de la prison !
Mariana
Trois mois après la sentence qui nous a été imposée.
[Oaxaca] Communiqué de femmes d’Eloxochitlán, pour la liberté de tous les comuneros prisonniers.
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(1) Eloxochitlán de Flores Magón est le berceau de l’anarchiste mexicain Ricardo Flores Magón. C’est une commune d’environ cinq mille habitants qui se trouve dans la région appelée Cañada, dans l’État d’Oaxaca au Mexique. Comme les deux tiers des communes de l’État d’Oaxaca, elle est régie par le système des « us et coutumes indigènes » dont l’Assemblée est l’organe de prise de décisions s’opposant aux partis politiques. À la différence d’autres communes de l’État d’Oaxaca, à Eloxochitlán, les femmes participent aussi à la prise de décisions.
(2) Le Mouvement de Régénération Nationale (MORENA) est un parti politique mexicain de centre gauche, créé en 2011 à l’initiative d’Andrés Manuel López Obrador, le président du Mexique depuis le 1 er décembre 2018.
(3) L’équivalent de 7000 Euros environ
Traduction : Amparo, Ju, les trois passants
Nos Robaron las Noches, Mujeres ante la carcel ( Projet )